« DE mange-machine ». C’était bien trois mots, mais, selon la logique de la langue d’Eléa, c’était aussi un seul mot, ce que les grammairiens français auraient appelé un « nom », et qui servait à désigner « ce-qui-est-le-produit-de-la-mange-machine ». La mange-machine, c’était la-machine-qui-produit-ce-qu’on-mange.
Elle était posée sur le lit, devant Eléa, que l’on avait assise et que des oreillers soutenaient. On lui avait donné les « vêtements » trouvés dans le socle, mais elle n’avait pas eu la force de les mettre. Une infirmière avait voulu lui passer un pull-over, elle avait eu alors un réflexe de recul avec sur le visage une telle expression de répulsion qu’on n’avait pas insisté. On l’avait laissée nue. Son buste amaigri, ses seins légers tournés vers le ciel étaient d’une beauté presque spirituelle, surnaturelle. Pour qu’elle ne prenne pas froid, Simon avait fait pousser la température de la chambre. Hoover transpirait comme un glaçon sur le gril. Il avait déjà mouillé sa veste, mais les chemises de tous les autres étaient à tordre. Une infirmière distribua des serviettes blanches pour essuyer les visages. Les caméras étaient là. L’une d’elles diffusa un gros plan de la mange-machine. C’était une sorte de demi-sphère verte, tachetée d’un gros nombre de touches de couleur disposées en spirale de son sommet jusqu’à sa base, et qui reproduisaient, en plusieurs centaines de nuances différentes, toutes les couleurs du spectre. Au sommet se trouvait un bouton blanc. La base reposait sur un socle en forme de court cylindre. Le tout avait le volume et le poids d’une moitié de pastèque. Eléa essaya de soulever sa main gauche. Elle n’y parvint pas. Une infirmière voulut l’aider. Simon l’écarta et prit la main d’Eléa dans la sienne.
Gros plan de la main de Simon soutenant la main d’Eléa et la conduisant vers la sphère mange-machine.
Gros plan du visage d’Eléa. De ses yeux. Lanson ne pouvait s’en détacher. Toujours l’une ou l’autre de ses caméras, obéissant à ses impulsions à demi inconscientes, revenait se fixer sur l’insondable nuit de ces yeux d’outre-temps. Il ne les envoyait pas à l’antenne. Il les gardait sur un écran de contrôle. Pour lui.
La main d’Eléa se posa an sommet de la sphère. Simon la guidait comme un oiseau. Elle avait de la volonté, mais pas de force. Il sentait où elle voulait aller, ce qu’elle voulait faire. Elle le guidait, il la portait. Le long doigt du milieu se posa sur le bouton blanc, puis effleura des touches de couleur, de-ci, de-là, en haut, en bas, au milieu...
Hoover notait les couleurs sur une enveloppe humide tirée de sa poche. Mais il n’avait aucun nom pour différencier les trois nuances de jaune qu’elle toucha l’une après l’autre. Il renonça.
Elle revint sur le bouton blanc, s’y posa, voulut appuyer, ne put pas. Simon appuya. Le bouton s’enfonça à peine, il y eut un léger bourdonnement, le socle s’ouvrit et par l’ouverture un petit plateau d’or rectangulaire sortit. Il contenait cinq sphérules de matière translucide, vaguement rosé, et une minuscule fourchette en or, à deux becs.
Simon prit la fourchette et piqua une des petites sphères. Elle opposa une légère résistance, puis se laissa percer comme une cerise. Il la porta vers les lèvres d’Eléa...
Elle ouvrit la bouche avec effort. Elle eut de la peine à la refermer sur la nourriture. Elle ne fit aucun mouvement de mastication. On devina que la sphère fondait dans sa bouche. Puis le larynx monta et descendit, visible dans la gorge amaigrie.
Simon s’épongea le visage, et lui tendit la deuxième sphérule...
Quelques minutes plus tard, elle utilisa sans aide la mange-machine, effleura des touches différentes, obtint des sphères bleues, les absorba rapidement, se reposa quelques minutes, puis actionna de nouveau la machine.
Elle reprenait des forces à une vitesse incroyable. Il semblait qu’elle demandât à la machine plus que la nourriture : ce qu’il fallait pour la tirer immédiatement hors de l’état d’épuisement dans lequel elle se trouvait. Elle effleurait chaque fois des touches différentes, obtenait chaque fois un nombre différent de sphères de couleur différente. Elle les absorbait, buvait de l’eau, respirait profondément, se reposait quelques minutes, recommençait.
Tous ceux qui étaient dans la chambre, et tous ceux qui suivaient la scène sur l’écran de la Salle des Conférences voyaient littéralement la vie la regonfler, son buste s’épanouir, ses joues se remplir, ses yeux reprendre leur couleur foncée.
Mange-machine : c’était une machine à manger. C’était peut-être aussi une machine à guérir.
Les savants de toutes catégories bouillaient d’impatience. Les deux échantillons de la civilisation ancienne qu’ils avaient vus se manifester : l’arme et la mange-machine excitaient follement leur imagination. Ils brûlaient d’interroger Eléa et d’ouvrir cette machine, qui, elle au moins, n’était pas dangereuse.
Quant aux journalistes, après la mort de Ionescu qui leur avait fourni de la sensation pour toutes les ondes et tous les imprimés, ils voyaient avec ravissement, dans la mange-machine et ses effets sur Eléa, une nouvelle source d’information non moins extraordinaire, mais cette fois optimiste. Toujours de l’inattendu, du blanc après du noir ; cette Expédition était décidément une bonne affaire journalistique.
Eléa, enfin, repoussa la machine, et regarda tous ceux qui l’entouraient. Elle fit un effort pour parler. Ce fut à peine audible. Elle recommença, et chacun entendit dans sa langue :
— Vous me comprenez ?
— Oui, Yes, Da...
Ils hochaient la tête, oui, oui, oui, ils comprenaient...
— Qui êtes-vous ?
— Des amis, dit Simon.
Mais Léonova n’y tint plus. Elle pensait à une distribution générale de mange-machines aux peuples pauvres, aux enfants affamés. Elle demanda vivement :
— Comment ça fonctionne, ça ? Qu’est-ce que vous mettez dedans ?
Eléa sembla ne pas comprendre, ou considérer ces questions comme du bruit fait par un enfant. Elle suivit sa propre idée. Elle demanda :
— Nous devions être deux dans l’Abri. Etais-je seule ?
— Non, dit Simon, vous étiez deux, vous et un homme.
— Où est-il ? Il est mort ?
— Non. Il n’a pas encore été ranimé. Nous avons commencé par vous.
Eléa se tut un instant. Il semblait que la nouvelle, au lieu de la réjouir, eût ravivé en elle quelque sombre souci.
Elle respira profondément et dit :
— Lui, c’est Coban. Moi, c’est Eléa.
Et elle demanda de nouveau :
— Vous... Qui êtes-vous ?
Et Simon ne trouva rien d’autre à répondre :
— Nous sommes des amis.
— D’où venez-vous ?
— Du monde entier...
Cela sembla la surprendre.
— Du monde entier ? Je ne comprends pas. Etes-vous de Gondawa ?
— Non.
— D’Enisoraï ?
— Non.
— De qui êtes-vous ?
— Je suis de France, elle de Russie, lui d’Amérique, lui de France, lui de Hollande, lui...
— Je ne comprends pas... Est-ce que, maintenant, c’est la Paix ?
— Hum, fit Hoover.
— Non ! dit Léonova, les impérialistes...
— Taisez-vous ! ordonna Simon.
— Nous sommes bien obligés, dit Hoover de nous défendre contre...
— Sortez ! dit Simon. Sortez ! Laissez-nous seuls ici, nous les médecins !...
Hoover s’excusa.
— Nous sommes stupides... Excusez-moi... Mais je reste...
Simon se tourna vers Eléa.
— Ce qu’ils ont dit ne veut rien dire, dit-il. Oui, maintenant, c’est la Paix... Nous sommes en Paix. Vous êtes en Paix. Vous n’avez rien à craindre...
Eléa eut un profond soupir de soulagement. Mais ce fut avec une appréhension visible qu’elle posa la question suivante :
— Avez-vous des nouvelles... des nouvelles des Grands Abris ? Est-ce qu’ils ont tenu ?
Simon répondit :
— Nous ne savons pas. Nous n’avons pas de nouvelles.
Elle le regarda avec attention, pour être sûre qu’il ne mentait pas. Et Simon comprit qu’il ne pourrait jamais lui dire autre chose que la vérité.
Elle commença une syllabe, puis s’arrêta. Elle avait une question à poser qu’elle n’osait pas poser, parce qu’elle avait peur de la réponse.
Elle regarda tout le monde, puis de nouveau Simon seul. Elle lui demanda, très doucement :
— Païkan ?
Il y eut un court silence, puis un déclic dans les oreilles, et la voix neutre de la Traductrice – celle qui n’était ni une voix d’homme ni une voix de femme – parla en dix-sept langues dans les dix-sept canaux :
— Le mot Païkan ne figure pas dans le vocabulaire qui m’a été injecté, et ne correspond à aucune possibilité logique de néologisme. Je me permets de supposer qu’il s’agit d’un nom.
Eléa l’entendit aussi, dans sa langue.
— Bien sûr, c’est un nom, dit-elle. Où est-il ? Avez-vous de ses nouvelles ?
Simon la regarda gravement.
— Nous n’avons pas de ses nouvelles... Combien de temps croyez-vous avoir dormi ?
Elle le regarda avec inquiétude.
— Quelques jours ? dit-elle.
De nouveau, le regard d’Eléa fit le tour du décor et des personnages qui l’entouraient. Elle retrouva le dépaysement de son premier réveil, tout l’insolite, tout le cauchemar. Mais elle ne pouvait pas accepter l’explication invraisemblable. Il devait y en avoir une autre. Elle essaya de se raccrocher à l’impossible.
— J’ai dormi combien ?... Des semaines ?... Des mois ?...
La voix neutre de la Traductrice intervint de nouveau :
— Je traduis ici approximativement. A part le jour et l’année, les mesures de temps qui m’ont été injectées sont totalement différentes des nôtres. Elles sont également différentes pour les hommes et pour les femmes, différentes pour le calcul et pour la vie courante, différentes selon les saisons, et différentes selon la veille et le sommeil.
— Plus... dit Simon. Beaucoup plus... Vous avez dormi pendant...
— Attention, Simon ! cria Lebeau.
Simon s’arrêta et réfléchit quelques secondes, soucieux, en regardant Eléa. Puis il se tourna vers Lebeau.
— Vous croyez ?
— J’ai peur... dit Lebeau.
Eléa, anxieuse, répéta sa question :
— J’ai dormi pendant combien de temps ?... Est-ce que vous comprenez ma question ?... Je désire savoir pendant combien de temps j’ai dormi... Je désire savoir...
— Nous vous comprenons, dit Simon.
Elle se tut.
— Vous avez dormi...
Lebeau l’interrompit de nouveau :
— Je ne suis pas d’accord !
Il mit la main sur son micro pour que ses paroles ne parviennent pas à la Traductrice, ni leur traduction aux oreilles d’Eléa.
— Vous allez lui donner un choc terrible. Il vaut mieux lui dire peu à peu...
Simon était sombre. Il fronçait les sourcils d’un air têtu.
— Je ne suis pas contre les chocs, dit-il en enfermant lui aussi son micro sous sa main. En psychothérapie on préfère le choc qui nettoie au mensonge qui empoisonne. Et je crois que maintenant elle est forte...
— Je désire savoir... recommença Eléa.
Simon se tourna vers elle. Il lui dit brutalement :
— Vous avez dormi pendant 900 000 ans.
Elle le regarda avec stupéfaction. Simon ne lui laissa pas le temps de réfléchir.
— Cela peut vous paraître extraordinaire. A nous aussi. C’est pourtant la vérité. L’infirmière vous lira le rapport de notre Expédition, qui vous a trouvée au fond d’un continent gelé, et ceux des laboratoires, qui ont mesuré avec diverses méthodes le temps que vous y avez passé...
Il lui parlait d’un ton indifférent, scolaire, militaire, et la voix de la Traductrice se calquait sur la sienne, calme, indifférente au fond de l’oreille gauche d’Eléa.
— Cette quantité de temps est sans mesure commune avec la durée de la vie d’un homme, et même d’une civilisation. Il ne reste rien du monde où vous avez vécu. Même pas son souvenir. C’est comme si vous aviez été transportée à l’autre bout de l’Univers. Vous devez accepter cette idée, accepter les faits, accepter le monde où vous vous réveillez, et où vous n’avez que des amis...
Mais elle n’entendait plus. Elle s’était séparée. Séparée de la voix dans son oreille, de ce visage qui lui parlait, de ces visages qui la regardaient, de ce monde qui l’accueillait. Tout cela s’écartait, s’effaçait, disparaissait. Il ne restait que l’abominable certitude – car elle savait qu’on ne lui avait pas menti –, la certitude du gouffre à travers lequel elle avait été projetée, loin de TOUT ce qui était sa propre vie. Loin de...
— PAIKAN !...
En hurlant le nom, elle se dressa sur son lit, nue, sauvage, superbe et tendue comme une bête chassée à mort.
Les infirmières et Simon essayèrent de la retenir. Elle leur échappa, sauta du lit en hurlant :
— PAIKAN !... courut vers la porte à travers les médecins. Zabrec, qui essaya de la ceinturer, reçut son coude dans la figure et la lâcha en crachant le sang ; Hoover fut projeté contre la cloison ; Forster reçut, sur son bras tendu vers elle, un coup de poignet si dur qu’il crut avoir un os brisé. Elle ouvrit la porte et sortit.
Les journalistes qui suivaient la scène sur l’écran de la Salle des Conférences se ruèrent dans l’avenue Amundsen. Ils virent la porte de l’infirmerie s’ouvrir brusquement et Eléa courir comme une folle, comme une antilope que va rattraper le lion, droit devant elle, droit vers eux. Ils firent barrage. Elle arriva sans les voir. Elle criait un mot qu’ils ne comprenaient pas. Les éclairs doubles des flashes au laser jaillirent de toute la ligne des photographes. Elle passa au travers, renversant trois hommes avec leurs appareils. Elle courait vers la sortie. Elle y parvint avant qu’on l’eût rejointe, au moment où la porte à glissière s’ouvrait pour laisser entrer une chenille de ravitaillement conduite par un chauffeur emmitouflé des pieds aux cheveux.
Dehors, c’était une tempête blanche, un blizzard à 200 à l’heure. Folle de détresse, aveugle, nue, elle s’enfonça dans les rasoirs du vent. Le vent s’enfonça dans sa chair en hurlant de joie, la souleva, et l’emporta dans ses bras vers la mort.
Elle se débattit, reprit pied, frappa le vent de ses poings et de sa tête, le défonça de sa poitrine en hurlant plus fort que lui. La tempête lui entra dans la bouche et lui tordit son en dans la gorge.
Elle tomba.
Ils la ramassèrent une seconde après et l’emportèrent.
— Je vous l’avais bien dit, dit Lebean à Simon, avec une sévérité que tempérait la satisfaction d’avoir eu raison.
Simon, sombre, regardait les infirmières bouchonner, frictionner Eléa inconsciente. Il murmura :
— Païkan...
— Elle doit être amoureuse, dit Léonova, Hoover ricana.
— D’un homme qu’elle a quitté il y a 900 000 ans !...
— Elle l’a quitté hier..., dit Simon. Le sommeil n’a pas de durée... Et pendant la courte nuit, l’éternité s’est dressée entre eux.
— Malheureuse... murmura Léonova.
— Je ne pouvais pas savoir, dit Simon à voix basse.
— Mon petit, dit Lebean, en médecine, ce qu’on ne peut pas savoir, on doit le supposer...